Entente anticoncurrentielle et concurrence déloyale

Entente anticoncurrentielle et concurrence déloyale

Une question centrale pour les entreprises lésées

Lorsqu’une entreprise estime avoir subi un préjudice du fait d’une entente entre concurrents, la tentation peut être grande d’invoquer la concurrence déloyale afin d’échapper aux exigences de preuve imposées en matière de droit de la concurrence. Cette stratégie juridique, bien que compréhensible, vient buter sur une distinction essentielle : le régime des pratiques anticoncurrentielles et celui de la concurrence déloyale relèvent de logiques juridiques différentes et ne sont pas interchangeables.

Dans un arrêt récent du 26 février 2025 (n° 23-18.599), la Cour de cassation rappelle cette frontière avec force, en rejetant une tentative de requalification d’une entente illicite en acte de concurrence déloyale.

Les faits à l’origine de l’affaire

La société Gaches Chimie, active dans la distribution de commodités chimiques dans le sud-ouest de la France, engageait une action indemnitaire à l’encontre de la société Univar Solutions, laquelle avait été sanctionnée en 2013 par l’Autorité de la concurrence pour sa participation à une entente anticoncurrentielle (décision n° 13-D-12).

Bien que l’entente en question ait concerné plusieurs régions du territoire, l’Autorité avait expressément exclu le sud-ouest de son champ d’application. Gaches Chimie, pour contourner cette difficulté géographique et l’absence de présomption de préjudice applicable aux faits antérieurs à 2017, tentait d’appuyer sa demande sur les fondements de la concurrence déloyale.

Pratiques anticoncurrentielles et préjudice : le régime applicable avant 2017

Avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, les actions en réparation fondées sur une entente interdite par l’article L. 420-1 du Code de commerce ou par l’article 101 du TFUE étaient soumises aux règles de la responsabilité civile de droit commun. Il appartenait alors à la partie demanderesse de démontrer non seulement l’existence de la pratique illicite, mais également le préjudice directement causé par celle-ci, et ce, sans bénéficier d’aucune présomption.

Depuis le 11 mars 2017, l’article L. 481-7 du Code de commerce prévoit une présomption réfragable de préjudice en cas d’entente entre concurrents. Cette disposition a profondément modifié le régime probatoire applicable aux actions en réparation, mais elle ne s’applique qu’aux pratiques postérieures à son entrée en vigueur.

L’argumentation de Gaches Chimie : la concurrence déloyale comme levier procédural

Pour échapper à cette contrainte probatoire, Gaches Chimie tentait d’invoquer la concurrence déloyale, en soutenant que l’entente illicite constituait un comportement fautif équivalant à une violation de la réglementation, laquelle aurait créé un avantage concurrentiel indu pour ses auteurs.

En matière de concurrence déloyale, la jurisprudence admet en effet que le non-respect d’une norme, notamment lorsqu’il permet de réaliser des économies ou d’échapper à des obligations imposées aux autres opérateurs, peut être constitutif d’une faute civile, et que le préjudice en résultant peut être évalué sur la base de l’avantage illicite obtenu (v. Cass. com., 12 févr. 2020, n° 17-31.614).

En suivant ce raisonnement, Gaches Chimie espérait bénéficier de la présomption de préjudice qui s’applique classiquement en matière de concurrence déloyale.

Le rejet par la Cour de cassation : deux fondements à ne pas confondre

La Cour de cassation rejette clairement cette tentative. Elle rappelle que les pratiques anticoncurrentielles relèvent d’un corpus juridique autonome, dont l’objet est la protection de la concurrence dans son ensemble et non des intérêts particuliers d’un opérateur.

Ainsi, une entente, même sanctionnée par l’Autorité de la concurrence, ne constitue pas en elle-même un acte de concurrence déloyale. Elle ne permet pas à une entreprise tiers de s’affranchir de la charge de prouver le préjudice subi, dès lors que les conditions de l’article 1240 du Code civil ne sont pas remplies.

La Cour précise que le marché en cause était régional, limité à un rayon de 200 kilomètres autour du dépôt du distributeur. L’entreprise demanderesse ne rapportait pas la preuve que l’entente, qui ne couvrait pas sa zone géographique, avait affecté son activité, ni directement, ni par effet de rebond. La méthode comparative proposée, fondée sur des résultats comptables généraux, a été jugée insuffisamment probante.

Les enseignements à tirer pour les praticiens

L’arrêt du 26 février 2025 réaffirme une distinction de principe que les praticiens du contentieux concurrentiel doivent garder à l’esprit :

  • Le régime applicable aux pratiques anticoncurrentielles est autonome : il ne peut être absorbé par celui de la concurrence déloyale pour bénéficier d’un traitement plus favorable ;

  • Pour les faits antérieurs au 11 mars 2017, la preuve du préjudice est une exigence absolue, que seule la présomption introduite par l’article L. 481-7 vient aujourd’hui atténuer ;

  • Une entente sanctionnée ne suffit pas, à elle seule, à fonder une demande indemnitaire. La victime doit démontrer l’impact concret de la pratique sur son activité économique.

Rigueur probatoire et choix du fondement juridique

Ce contentieux met en lumière la nécessité de bien choisir le fondement de l’action engagée. S’il est vrai qu’en matière de concurrence déloyale, le contentieux est parfois plus accessible du point de vue probatoire, cela ne doit pas conduire à une assimilation artificielle de pratiques relevant du droit de la concurrence à des fautes civiles.

La rigueur de la motivation de la Cour de cassation dans cet arrêt est une invitation à respecter l’autonomie des disciplines juridiques et à ne pas céder à la tentation d’un raisonnement opportuniste, au risque de voir la demande rejetée.

 

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